Il n’y a pas la crise depsychanalyse
Un entretien avec Lacan en 1974
Cet entretien de Jacques Lacan a été accordé à Emilia Granzotto àRome, le 21 novembre 1974. L'entretien s'est vraisemblablementdéroulé en fran?ais.
Il a donc été traduit en italien pour être publié dans le journalitalien ? Panorama ?
Puis il a été retraduit en fran?ais (ci-dessous). Il a été publiéainsi par le Magazine Littéraire en février 2004.
C'est cette version qui a été proposée par Michel Guibal à ZuoHuang pour être traduite en chinois (ci-contre).
Elle vient d’être publiée dans une revue chinoise ? Philosophie duMonde ? (世界哲學(xué)) en début de cette année 2006.
Ce texte peu connu, reste d’une remarquable actualité. L’entretiena eu lieu dans les jours suivants le Congrès de Rome de l’écoleFreudienne de Paris. Il est concomitant de la conférence à Romedite La troisième.
Vous trouverez donc ici une présentation bilingue de cetteinterview, témoignant du travail de traduction encours.
G.F.
Granzotto – Pr. Lacan, on entend de plus en plus souvent parler dela crise de la psychanalyse : on dit que Sigmund Freud est dépassé,la société moderne a découvert que sa doctrine ne suffit plus àcomprendre l’homme ni à interpréter à fond son rapport avecl’environnement, avec le monde…
Lacan – Ce sont des histoires. D’abord : la crise, il n’y en a pas.Elle n’est pas là, la psychanalyse n’a pas du tout atteint seslimites, au contraire. Il y a encore beaucoup de choses à découvrirdans la pratique et dans la doctrine. En psychanalyse il n’y a pasde solution immédiate, mais seulement la longue, patiente recherchedes pourquoi.
Deuxièmement : Freud. Comment peut-on le juger dépassé si nous nel’avons pas entièrement compris ? Ce que nous savons c’est qu’il afait conna?tre des choses tout à fait nouvelles que l’on n’avaitjamais imaginées avant lui, des problèmes… de l’inconscient jusqu’àl’importance de la sexualité, de l’accès au symbolique àl’assujettissement aux lois du langage.
Sa doctrine a mis en question la vérité, une affaire qui regardetout un chacun, personnellement. Rien à voir avec une crise. Jerépète : on est loin des objectifs de Freud. C’est aussi parce queson nom a servi à couvrir beaucoup de choses qu’il y a eu desdéviations, les épigones n’ont pas toujours fidèlement suivi lemodèle, ?a a créé la confusion.
Après sa mort, en 39, même certains de ses élèves ont prétendufaire la psychanalyse autrement, réduisant son enseignement àquelques petites formules banales : la technique comme rite, lapratique réduite au traitement du comportement et, comme visée, laréadaptation de l’individu à son environnement social. C’est-à-direla négation de Freud, une psychanalyse arrangeante, desalon.
Il l’avait prévu. Il disait qu’il y a trois positions impossibles àsoutenir, trois engagements impossibles, gouverner, éduquer etpsychanalyser. Aujourd’hui peu importe qui a des responsabilités augouvernement, et tout le monde se prétend éducateur. Quant auxpsychanalystes, hélas, ils prospèrent comme les magiciens et lesguérisseurs. Proposer aux gens de les aider signifie le succèsassuré et la clientèle derrière la porte. La psychanalyse c’estautre chose.
Q. – Quoi exactement ?
L – Je la définis comme un sympt?me, révélateur du malaise de lacivilisation dans laquelle nous vivons. Ce n’est certes pas unephilosophie, j’abhorre la philosophie, il y a bien longtempsqu’elle ne dit plus rien d’intéressant. Ce n’est même pas une foi,et ?a ne me va pas de l’appeler science. Disons que c’est unepratique qui s’occupe de ce qui ne va pas, terriblement difficileparce qu’elle prétend introduire dans la vie quotidiennel’impossible et l’imaginaire. Jusqu’à maintenant, elle a obtenucertains résultats, mais elle n’a pas encore de règles et elle seprête à toutes sortes d’équivoques.
Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de quelque chose de tout à faitnouveau, que ce soit par rapport à la médecine, ou à la psychologieou aux sciences affines. Elle est aussi très jeune. Freud est mortil y a à peine 35 ans. Son premier livre L’Interprétation des rêvesa été publié en 1900, et avec très peu de succès. Je crois qu’il ena été vendu 300 exemplaires en quelques années. Il avait aussi trèspeu d’élèves, qui passaient pour des fous, et eux-mêmes n’étaientpas d’accord sur la fa?on de mettre en pratique et d’interpréter cequ’ils avaient appris.
Q. – Qu’est-ce qui ne va pas aujourd’hui chez l’homme ?
L. – Il y a cette grande fatigue de vivre comme résultat de lacourse au progrès. On attend de la psychanalyse qu’elle découvrejusqu’où on peut aller en tra?nant cette fatigue, ce malaise de lavie.
Q. – Qu’est-ce qui pousse les gens à se faire psychanalyser?
L. – La peur. Quand il lui arrive des choses, même des choses qu’ila voulues, qu’il ne comprend pas, l’homme a peur. Il souffre de nepas comprendre et petit à petit il entre dans un état de panique,c’est la névrose. Dans la névrose hystérique le corps devientmalade de la peur d’être malade, sans l’être en réalité. Dans lanévrose obsessionnelle la peur met des choses bizarres dans latête… pensées qu’on ne peut pas contr?ler, phobies dans lesquellesformes et objets acquièrent des significations diverses eteffrayantes.
Q. – Par exemple ?
L.– Il arrive au névrosé de se sentir poussé par un besoinépouvantable d’aller vérifier des dizaines de fois si le robinetest vraiment fermé ou si telle chose est bien à sa place, tout ensachant avec certitude que le robinet est comme il doit être et quela chose est bien à sa place. Il n’y a pas de pilule qui guérissecela. Tu dois découvrir pourquoi cela t’arrive et savoir ce quecela signifie.
Q. – Et le traitement ?
L. – Le névrosé est un malade qui se traite avec la parole, avanttout avec la sienne. Il doit parler, raconter, expliquer lui-même.Freud la définit ainsi : ? assomption de la part du sujet de sapropre histoire, dans la mesure où elle est constituée par laparole adressée à un autre ?.
La psychanalyse est le règne de la parole, il n’y a pas d’autreremède. Freud expliquait que l’inconscient, ce n’est pas tantprofond mais plut?t qu’il est inaccessible à l’approfondissementconscient. Et il disait aussi que dans cet inconscient ? ?a parle ?: un sujet dans le sujet, transcendant le sujet. La parole est lagrande force de la psychanalyse.
Q. – Parole de qui ? du malade ou du psychanalyste ?
L. – En psychanalyse, les termes malade, médecin, médecine, ne sontpas exacts, ils ne sont pas utilisés. Même les formules passivesqui sont utilisées habituellement ne sont pas justes. On dit ? sefaire psychanalyser ?. C’est faux. Celui qui fait le vrai travailen analyse c’est celui qui parle, le sujet analysant, même s’il lefait sur le mode suggéré par l’analyste qui lui indique commentprocéder et l’aide par des interventions. Des interprétations luisont fournies qui semblent au premier abord donner sens à ce quel’analysant dit.
En réalité l’interprétation est plus subtile, elle tend à effacerle sens des choses dont le sujet souffre. Le but est de lui montrerà travers son propre récit que son sympt?me, disons la maladie,n’est en relation avec rien, qu’il est dénué de tout sens. Même sien apparence il est réel, il n’existe pas.
Les voies par lesquelles cette action de la parole procèdedemandent une grande pratique et une patience infinie. La patienceet la mesure sont les instruments de la psychanalyse. La techniqueconsiste à savoir mesurer l’aide qu’on donne à l’analysant ; c’estpour ?a que la psychanalyse est difficile.
Q. – Quand on parle de Jacques Lacan, on associe inévitablement cenom à une formule : ? le retour à Freud ?. Qu’est-ce que celasignifie ?
L. – Exactement ce qui est dit. La psychanalyse c’est Freud. Si onveut faire de la psychanalyse, il faut se référer à Freud, à sestermes, à ses définitions, lus et interprétés dans leur senslittéral. J’ai fondé à Paris une école freudienne justement pour?a.
a fait 20 ans et plus que je vais en expliquant mon point de vue :le retour à Freud signifie simplement désencombrer le champ desdéviations et des équivoques, des phénoménologies existentiellespar exemple comme du formalisme institutionnel des sociétéspsychanalytiques, en reprenant la lecture de son enseignement selonles principes définis et catalogués dans son travail. Relire Freudveut dire seulement relire Freud. Celui qui ne fait pas cela enpsychanalyse utilise des formes abusives.
Q. – Mais Freud est difficile. Et Lacan dit-on le rendincompréhensible. On reproche à Lacan de parler, et surtoutd’écrire, de telle fa?on que seuls quelques initiés puissentespérer comprendre.
L.– Je le sais, j’ai la réputation d’être un obscur qui cache sapensée dans des nuages de fumée. Je me demande pourquoi. à proposde l’analyse, je répète avec Freud qu’elle est ? le jeuintersubjectif à travers lequel la vérité entre dans le réel ?.C’est pas clair ? Mais la psychanalyse n’est pas une chosesimple.
Mes livres sont réputés incompréhensibles. Mais par qui ? Je ne lesai pas écrits pour tous, pour qu’ils soient compris par tous. Aucontraire, je ne me suis pas préoccupé un instant de complaire àquelques lecteurs. J’avais des choses à dire et je les ai dites. Ilme suffit d’avoir un public qui lit, s’il ne comprend pas tant pis.Quant au nombre de lecteurs, j’ai eu plus de chance que Freud. Meslivres sont même trop lus, j’en suis étonné.
Je suis même convaincu que dans 10 ans au maximum, qui me lira metrouvera transparent comme un beau verre de bière. Peut-êtrequ’alors on dira : ce Lacan qu’il est banal !
Q. – Quelles sont les caractéristiques du lacanisme ?
L. – C’est un peu t?t pour le dire puisque le lacanisme n’existepas encore. On en per?oit à peine l’odeur, comme unpressentiment.
Quoi qu’il en soit, Lacan est un monsieur qui pratique depuis 40ans la psychanalyse et qui l’étudie depuis autant de temps. Jecrois dans le structuralisme et dans la science du langage. J’aiécrit dans un de mes livres que ? ce à quoi nous ramène ladécouverte de Freud est l’importance de l’ordre dans lequel noussommes entrés, dans lequel nous sommes, si l’on peut dire, nés uneseconde fois, sortant de l’état appelé justement infans, sansparole ?.
L’ordre symbolique sur lequel Freud a fondé sa découverte estconstitué par le langage, comme moment du discours universelconcret. C’est le monde des paroles qui crée le monde des choses,initialement confuses dans le tout en devenir. Seuls les motsdonnent un sens accompli à l’essence des choses. Sans les mots rienn’existerait. Que serait le plaisir sans l’intermédiaire de laparole ?
Mon idée est que Freud en énon?ant dans ses premières ?uvres(L’Interprétation des rêves, Au-delà du principe de plaisir, Totemet tabou) les lois de l’inconscient a formulé, en précurseur destemps, les théories avec lesquelles quelques années plus tardFerdinand de Saussure a ouvert le chemin à la linguistiquemoderne.
Q. – Et la pensée pure ?
L. – Soumise, comme tout le reste, aux lois du langage, seuls lesmots peuvent l’introduire et lui donner consistance. Sans lelangage, l’humanité ne ferait pas un pas en avant dans lesrecherches sur la pensée. Ainsi la psychanalyse. Quelle que soit lafonction qu’on veuille lui attribuer, agent de guérison, deformation ou de sondage, il n’y a qu’un médium dont on se serve :la parole du patient. Et chaque mot demande réponse.
Q. – L’analyse comme dialogue donc ? Il y a des gens quil’interprètent plut?t comme un succédané la?c de laconfession…
L. – Mais quelle confession. Au psychanalyste on ne confesse riendu tout. On va lui dire simplement tout ce qui nous passe par latête. Des mots précisément.
La découverte de la psychanalyse, c’est l’homme comme animalparlant. C’est à l’analyste de mettre en série les mots qu’ilécoute et de leur donner un sens, une signification. Pour faire unebonne analyse, il faut un accord, une affinité entre l’analysant etl’analyste.
à travers les mots de l’un, l’autre cherche à se faire une idée dece dont il s’agit, et à trouver au-delà du sympt?me apparent len?ud difficile de la vérité. Une autre fonction de l’analyste estd’expliquer le sens des mots pour faire comprendre au patient cequ’il peut attendre de l’analyse.
Q. – C’est un rapport d’une extrême confiance.
L. – Plut?t un échange. Dans lequel l’important est que l’un parleet l’autre écoute. Même en silence. L’analyste ne pose pas dequestion et n’a pas d’idée. Il donne seulement les réponses qu’ilveut bien donner aux questions qui suscitent son bon vouloir. Maisen fin de compte l’analysant va toujours où l’analystel’emmène.
Q. – C’est la cure. Et les possibilités de guérison ? Est-ce qu’onsort de la névrose ?
L. – La psychanalyse réussit quand elle débarrasse le champ aussibien du sympt?me que du réel, ainsi elle arrive à lavérité.
Q. – Est-ce qu’on peut expliquer ce concept d’une manière moinslacanienne ?
L. – J’appelle sympt?me tout ce qui vient du réel. Et le réel c’esttout ce qui ne va pas, ce qui ne fonctionne pas, ce qui faitobstacle à la vie de l’homme et à l’affirmation de sa personnalité.Le réel revient toujours à la même place, on le trouve toujours làavec les mêmes manifestations. Les scientifiques ont une belleformule : qu’il n’y a rien d’impossible dans le réel. Il faut unsacré culot pour des affirmations de ce genre, ou bien comme je lesoup?onne, l’ignorance totale de ce qu’on fait et de ce qu’ondit.
Le réel et l’impossible sont antithétiques ; ils ne peuvent allerensemble. L’analyse pousse le sujet vers l’impossible, elle luisuggère de considérer le monde comme il est vraiment, c’est-à-direimaginaire et sans aucun sens. Alors que le réel, comme un oiseauvorace, ne fait que se nourrir de choses sensées, d’actions qui ontun sens.
On entend toujours répéter qu’il faut donner un sens à ceci et àcela, à ses propres pensées, à ses propres aspirations, aux désirs,au sexe, à la vie. Mais de la vie nous ne savons rien de rien,comme s’essoufflent à l’expliquer les scientifiques.
Ma peur est que par leur faute, le réel, chose monstrueuse quin’existe pas, finira par prendre le dessus. La science est en trainde se substituer à la religion, avec autant de despotisme,d’obscurité et d’obscurantisme. Il y a un dieu atome, un dieuespace, etc. Si la science ou la religion l’emportent, lapsychanalyse est finie.
Q. – Quel rapport y a-t-il aujourd’hui entre la science et lapsychanalyse ?
L. – Pour moi l’unique science vraie, sérieuse, à suivre, c’est lascience fiction. L’autre, celle qui est officielle, qui a sesautels dans les laboratoires avance à tatons sans but et ellecommence même à avoir peur de son ombre.
Il semble que soit arrivé aussi pour les scientifiques le moment del’angoisse. Dans leurs laboratoires aseptisés, revêtus de leursblouses amidonnées, ces vieux enfants qui jouent avec des chosesinconnues, manipulant des appareils toujours plus compliqués, etinventant des formules toujours plus abstruses, commencent à sedemander ce qui pourra survenir demain et ce que finiront parapporter ces recherches toujours nouvelles. Enfin, dirai-je, et sic’était trop tard ? On les appelle biologistes, physiciens,chimistes, pour moi ce sont des fous.
Seulement maintenant, alors qu’ils sont déjà en train de détruirel’univers, leur vient à l’esprit de se demander si par hasard ?a nepourrait pas être dangereux. Et si tout sautait ? Si les bactériesaussi amoureusement élevées dans les blancs laboratoires setransmutaient en ennemis mortels ? Si le monde était balayé par unehorde de ces bactéries avec toute la chose merdeuse qui l’habite, àcommencer par les scientifiques des laboratoires ?
Aux trois positions impossibles de Freud, gouverner, éduquer,psychanalyser, j’en ajouterais une quatrième : la science. à ceciprès que eux, les scientifiques, ne savent pas qu’ils sont dans uneposition insoutenable.
Q. – C’est une vision assez pessimiste de ce qui communément sedéfinit comme le progrès.
L. – Pas du tout, je ne suis pas pessimiste. Il n’arrivera rien.Pour la simple raison que l’homme est un bon à rien, même pascapable de se détruire. Une calamité totale promue par l’homme,personnellement je trouverais ?a merveilleux. La preuve qu’ilaurait finalement réussi à fabriquer quelque chose avec ses mains,avec sa tête, sans intervention divine ou naturelle ouautre.
Toutes ces belles bactéries bien nourries se baladant dans lemonde, comme les sauterelles bibliques, signifieraient le triomphede l’homme. Mais ?a n’arrivera pas. La science a sa bonne crise deresponsabilité. Tout rentrera dans l’ordre des choses, comme ondit. Je l’ai dit, le réel aura le dessus comme toujours, et nousserons foutus comme toujours.
Q. – Un autre des paradoxes de Jacques Lacan. On lui reproche nonseulement la difficulté du langage et l’obscurité des concepts, lesjeux de mots, les plaisanteries linguistiques, les calembours à lafran?aise, et précisément les paradoxes. Celui qui écoute ou quilit a le droit de se sentir désorienté.
L. – Je ne plaisante pas du tout, je dis des choses très sérieuses.Sauf que j’utilise les mots comme les scientifiques, dont nousparlions plus haut, utilisent leurs alambics et leurs gadgetsélectroniques. Je cherche toujours à me reporter à l’expérience dela psychanalyse.
Q. – Vous dites : le réel n’existe pas. Mais l’homme moyen sait quele réel c’est le monde, tout ce qui l’entoure, ce qui se voit àl’?il nu, se touche, c’est…
L. – D’abord rejetons cet homme moyen qui, lui, pour commencern’existe pas, c’est seulement une fiction statistique, il existedes individus et c’est tout. Quand j’entends parler de l’homme dela rue, de sondages, de phénomènes de masse ou de chosessemblables, je pense à tous les patients que j’ai vu passer sur ledivan de mon cabinet en quarante années d’écoute. Il n’y en a pasun qui soit de quelque fa?on semblable à l’autre, pas un avec lesmêmes phobies, les mêmes angoisses, la même fa?on de raconter, lamême peur de ne pas comprendre. L’homme moyen qui est-ce, moi,vous, mon concierge, le président de la République ?
Q. – Nous parlions du réel, du monde que nous tousvoyons…
L. – Précisément. La différence entre le réel, à savoir ce qui neva pas, et le symbolique et l’imaginaire, à savoir la vérité, c’estque le réel c’est le monde. Pour constater que le monde n’existepas, qu’il n’est pas, il suffit de penser à toutes les chosesbanales qu’une infinité de gens stupides croient être le monde. Etj’invite les amis de Panorama, avant de m’accuser de paradoxe, àbien réfléchir sur ce qu’ils viennent de lire.
Q. – Toujours plus pessimiste on dirait…
L. – Ce n’est pas vrai. Je ne me range pas parmi les alarmistes niparmi les angoissés. Gare si un psychanalyste n’a pas dépassé sonstade de l’angoisse. C’est vrai, il y a autour de nous des choseshorripilantes et dévorantes, comme la télévision, par quoi la plusgrande partie d’entre nous se trouve régulièrement phagocytée. Maisc’est seulement parce que des gens se laissent phagocyter, qu’ilsvont jusqu’à s’inventer un intérêt pour ce qu’ilsvoient.
Puis, il y a d’autres gadgets monstrueux aussi dévorants, lesfusées qui vont sur la lune, les recherches au fond de la mer,etc., toutes choses qui dévorent, mais il n’y a pas de quoi enfaire un drame. Je suis s?r que quand nous en aurons assez desfusées, de la télévision et de toutes leurs maudites recherches àvide, nous trouverons d’autres choses pour nous occuper. Il y a unereviviscence de la religion, non ? Et quel meilleur monstredévorant que la religion, une foire continuelle, de quoi s’amuserpendant des siècles comme ?a a déjà été démontré ?
Ma réponse à tout cela c’est que l’homme a toujours su s’adapter aumal. Le seul réel concevable auquel nous ayons accès estprécisément celui-ci, il faudra s’en faire une raison. Donner unsens aux choses comme on disait. Autrement l’homme n’aurait pasd’angoisse. Freud ne serait pas devenu célèbre et moi je seraisprofesseur de collège.
Q. – Les angoisses : sont-elles toujours de ce type ou bien ya-t-il des angoisses liées à certaines conditions sociales, àcertaines étapes historiques, à certaines latitudes ?
L. – L’angoisse du scientifique qui a peur de ses propresdécouvertes peut sembler récente, mais que savons-nous de ce quiest arrivé à d’autres époques, des drames d’autres chercheurs ?L’angoisse de l’ouvrier rivé à la cha?ne de montage comme à la ramed’une galère, c’est l’angoisse d’aujourd’hui. Ou plus simplementelle est liée aux définitions et aux mots d’aujourd’hui?
Q. – Mais qu’est-ce que c’est l’angoisse pour la psychanalyse?
L. – Quelque chose qui se situe à l’extérieur de notre corps, unepeur, une peur de rien que le corps, esprit compris, puissemotiver. En somme, la peur de la peur. Beaucoup de ces peurs,beaucoup de ces angoisses, au niveau où nous les percevons, ontquelque chose à faire avec le sexe.
Freud disait que la sexualité, pour l’animal parlant qu’on appellel’homme, est sans remède et sans espoir. Un des devoirs del’analyste est de trouver dans les paroles du patient le n?ud entrel’angoisse et le sexe, ce grand inconnu.
Q. – Maintenant qu’on met du sexe à toutes les sauces, sexe aucinéma, sexe au théatre, à la télévision, dans les journaux, dansles chansons, à la plage, on entend dire que les gens sont moinsangoissés concernant les problèmes liés à la sphère sexuelle. Lestabous sont tombés, dit-on, le sexe ne fait plus peur…
L. – La sexomanie galopante est seulement un phénomènepublicitaire. La psychanalyse est une chose sérieuse qui regarde,je répète, un rapport strictement personnel entre deux individus :le sujet et l’analyste. Il n’existe pas de psychanalyse collective,comme il n’existe pas d’angoisses ou de névroses demasse.
Que le sexe soit mis à l’ordre du jour et exposé à tous les coinsde rue, traité de la même fa?on que n’importe quel détersif dansles carrousels télévisés, ne constitue absolument pas une promessed’un quelconque bénéfice. Je ne dis pas que ce soit mal. Certes, ?ane sert pas à soigner les angoisses et les problèmes singuliers. ?afait partie de la mode, de cette fausse libéralisation qui nous estfournie comme un bien accordé d’en haut par la soi disant sociétépermissive. Mais ?a ne sert pas au niveau de lapsychanalyse.
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